Grand Silence, Le
Le grand silence (Il grande silenzio), de Sergio Corbucci (1969)
Le paysage blanc s'étend à perte de vue. Au loin, au-delà des arbres, des montagnes aux sommets enneigés se découpent sur un ciel bleu, ou se confondent parfois avec les nuages. Les chevaux trébuchent, s'enfoncent dans la neige profonde, obligeant parfois leurs cavaliers, enveloppés dans de grands manteaux, le visage et les mains couverts, à descendre pour les en extirper. Voici le cadre sublime du Grand silence, tout simplement un chef d'oeuvre du western.
Dans ce décor atypique, loin des déserts avides et des canyons vertigineux, deux personnages s'affrontent. L'un est muet, armé d'un pistolet singulier (un Mauser) et parcourt sans but apparent un monde éclatant de blancheur. L'autre est un chasseur de primes, caustique, dénué de tout sens moral, le regard glacial. Deux figures typées (on serait tenté de dire "archétypées", tant leurs caractères respectifs versent dans l'extrémisme), servies par deux acteurs livrant ici une prestation anthologique. Si Klaus Kinski, comme d'habitude, crève l'écran, son physique bien connu et sa diction distinguée servant à merveille le terrible Tigrero, la composition de Jean-Louis Trintignant est absolument magnifique.
Ces deux personnages, ainsi que tout le film d'ailleurs, fonctionnent par opposition. Dans leurs caractères bien sûr, mais également dans leur présence à l'écran; là où Silence apparaît furtivement dans le cadre, n'y reste quasiment que comme un figurant - puisque dénué de parole - et en disparaît souvent brusquement (la scène où Silence venge la mère éplorée dans l'auberge, et celle où il signifie à Pauline qu'il ne profitera pas d'elle, sont à ce titre exemplaires), Tigrero possède quant à lui une présence physique pesante, due à son aspect à la fois trapu et félin, à son allure voûtée, qui contraste avec les apparitions fantomatiques de Silence.
Une autre opposition se ressent dans le décor même du film: la neige représente la promesse d'une liberté, tant elle semble omniprésente et éternelle. Pourtant, elle est également présentée comme une terrible prison (certains des bandits qui se cachent en attendant l'amnistie préfèrent retrouver le "confort" d'une vraie prison plutôt que de souffrir plus longtemps du froid et de la faim), voire même comme une tombe - pour le cheval de Silence, le mari de Pauline ou le shérif, sans parler des nombreux cadavres que dissémine Tigrero, afin de les récupérer bien conservés par le froid, et, de ce fait, toucher les primes sans problème d'identification du cadavre...
La dernière opposition marquante est celle qui marque la limite entre l'Ouest sauvage et l'avènement de la Loi comme principe prédominant de la société; le shérif est d'ailleurs envoyé à Snow Hill pour établir ce principe, et freiner ainsi l'activité des chasseurs de primes. Cette opposition, marque d'une époque charnière, et donc chaotique, est symbolisée par les deux personnages principaux. Tous deux jouent avec la Loi pour parvenir à leurs fins. Ainsi, Silence ne tue qu'en état de légitime défense, quitte pour cela à provoquer sa future victime pour la faire dégainer en premier (il absout donc la volonté de meurtre par le recours à la Loi), tandis que Tigrero assouvit sa soif de sang en se mettant au service de l'Ordre, et ne retient que la notion de Mort dans le classique "Wanted, dead or alive". Aucun des deux ne respecte la Loi, mais aucun ne la transgresse non plus. Ce qui les différencie, c'est le but de cette transgression: Tigrero recherche le sang, Silence la paix. Mais tous deux ne sont que des jouets de la violence: si Silence voit un ennemi se rendre à lui, et donc n'est plus en état de légitime défense s'il le tue, il lui tire dans les mains pour lui proscrire l'utilisation future d'une arme: la violence pour prévenir la violence.
Silence constitue d'ailleurs une figure tragique, et prend une dimension quasi-mythique, par la réputation qui le précède (Pauline: "Un jour ,mon mari m'a parlé de cet homme. Il nous venge des injustices. Et les chasseurs de primes tremblent devant lui. Ils l'appellent "Silence", parce que, où qu'il aille, le silence de la mort vient après lui."), et par son destin, qui prend forme dans le final du film, d'une noirceur sans égale, et qui contribue à faire du Grand silence un film incontournable, teinté d'un nihilisme et d'une cruauté assumés jusqu'au bout.
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Disponible en DVD zone 2 français